La Tortueuse

Elle est belle, elle est fine, elle est grande.
Et pourtant elle est grimaçante. Les expressions s'enchaînent sur son visage mobile, aucune ne s'y attarde, jalouse ou peureuse, donnant à sa bouche tordue une collection de rictus hasardeux.
Elle a peur, elle a mal, ça tressaille, ça rebondit et ça fuit. Ça s'échappe de partout. Elle ne le sait pas, elle croit qu'elle a bien fermé le verrou. Mais ça s'échappe de partout. De la démarche mal assurée au pied systématiquement posé de travers ; du regard, petit, qui s'enfuit par en dessous sans jamais se fixer à la frange touffue, organisée, épaisse, rempart, qui ne tombe pas sur les yeux mais on dirait. Parce que l'épaule est ronde et rentrée, pour (se) taire (de) quelques centimètres...
Ses contorsions me donnent le mal-de-cœur.

Lili O.

Lili O. de son petit pas léger s'en est allée...
Elle a relevé ses jupons, enjambé le petit pont, elle a jeté un dernier regard en arrière -l'avez-vous vu, il était pour nous- et d'un battement de cils elle s'est évaporée.
Lili O. de son petit pas léger s'en est allée taquiner d'autres plumes.
Lili, je l'ai rencontrée un jour d'automne. Elle m'a laissé m'approcher, un peu, puis plus près.
Depuis qu'elle est née, Lili a le regard haut. Haut, O, comme le dessin que lui trace l'émerveillement dans le fond de l'œil. O, comme la rondeur de son œil plein d'étonnement.
Quand elle était adO, Lili a eu peur si souvent de voir sa vie se fâner. C'est qu'il y a parfois de méchantes herbes qui vous pourrissent la floraison.
Sans béquille et sans tuteur, Lili petit à petit s'est hissée à la hauteur des grandeurs qui lui faisaient envie.
Elle ne le sait pas toujours. Pourtant elle pourrait donner le vertige.
Ce n'était pas une mince affaire. Il fallait passer les ronces, sans lâcher ses Petits Poucets, il fallait une coupe franche dans les racines sans perdre les cailloux blancs, en ramasser d'autres encore, et agrandir sa poche.
Ça ne lui a pas fait peur. Lili l'aérienne peut être guerrière, les deux pieds dans la terre, ou coureuse de triathlon.
Et puis la vie l'a rattrapée, Lili. Elle devait en avoir marre de se faire distancer, la vie. Elle l'a prise par la taille, l'a fait sauter en l'air, l'a serrée fort. L'a aimée. Et l'aime encore.
Lili chrysalide, en haut de sa tige, se laisse bercer par le vent. Elle rêve et dodeline et peaufine doucement son cocon à plusieurs. Elle tisse avec savoir-être la plus jolie des matières pour un nouvel envol.
Hop, elle a filé. (et je crois bien qu'elle a des bouts de moi dans ses filets...)

M.iette

Miette au bord du ravin regardait s’effriter ses chagrins.
Ce matin elle allait bien.
Très tôt, de ses petits pieds froids sur le parquet grinçant, elle avait traversé le vestibule jusqu’au placard. Elle y avait rangé la sorcière. Elle n’en avait plus besoin. Elle n’aurait plus peur.
Dans la salle de bains, elle s’était approchée de l’armoire aux mille tiroirs. Elle avait retiré sa peau de chagrin et s’était choisi avec attention et volonté une nouvelle peau du petit matin. Une petite peau de nouveau matin, fraîche comme la rosée, encore un peu humide, comme ses yeux pas tout à fait secs encore. 

*** 

Elle s’était approchée tellement près de la vie qu’elle avait pu la toucher du doigt. Du bout du doigt. Elle en avait suivi les contours, elle en avait même happé un bout. C’était fondant comme de la barbe-à-papa, un peu trop sucré et presque trop rose. Mais qui réclame qu’on goûte encore. Pour être sûr. De ne pas aimer ou d’aimer ça. 

*** 

Elle a délacé ses godillots crottés, elle a retiré ses chaussettes trouées, elle a laissé respirer ses doigts de pied. Ils ont humé l’air, cligné de l’œil, ravis.
Derrière ses chevilles deux petites ailes se sont défroissées.
Miette a survolé le ravin. Adieux crocodiles, tarentules ennemies, bêtes féroces et requins. 

***