C.entVingtAns

Elle a 120 ans et autant de vies. Elle ne pèse plus rien, c'est une plume, elle flotte au gré de ses courants. Ses émotions sont ses ailes.
Elle a le souffle court; la suffocation au bord des lèvres, elle a la volonté pleine d'hélium.
Elle s'envole.
Quelqu'un frappe à sa porte à l'intérieur de sa tête.
Elle est trop loin déjà pour ouvrir.
Pourrait-on passer par la fenêtre ?
Pourrait-on fermer ce parapluie ?

M.arceline

Marceline a la peau grise et craquelée. Elle promène son doigt sur les fleurs fânées du tissu de son canapé. En face, au-dessus de la cheminée qui ne crépite plus, le miroir poussiéreux lui retourne une image surannée des années enchainées.
Elle a un médaillon, de la verveine et de la sauge. Elle a des draps bleu foncé froissés la nuit.
Nue dans son lit, elle a attendu soixante secondes puis soixante minutes, soixante heures, soixante éternités. Elle a tourné soixante fois soixante pages. Elle a remonté les marches à cloche-pied. A croche-pied.
Cette nuit-là son marin n'est pas rentré.
Elle était seule et nue et froide dans le grand phare mal éclairé. Mal éclaireur. Un phare sans teint* certainement.

*oui, sans teint bien plus que sans tain

J.ane

Au fin fond de l'été, il y avait des cahutes aux secrets. Des jambes nues, écorchées ici et là, dépassaient des branches. Il y avait des tignasses ébouriffées au milieu du feuillage ; un oiseau aurait pu y faire son nid. Le soleil étirait singulièrement les heures sur l'horloge, et l'importance des choses jouait avec son propre contour à mesure que s'égrenaient les heures.
Jane posa la bassine pleine du linge sec qu'elle venait de décrocher. La corde tanguait encore. L'herbe sèche et jaune sentait la terre. Il n'avait pas plu depuis des mois. Elle, allait encore bien, mais la terre commençait à crier sa soif. Ça ne devrait plus trop tarder maintenant. Ça ne devait pas.
Jane posa sa main en casquette au-dessus de ses yeux et leva le nez. Elle scruta le ciel. Jane se prenait parfois pour une hirondelle, cherchant des indices dans les horizons. Elle n'était pas très douée pour voir au loin. Elle excellait pour ce qui était du bout de son nez. Elle pouvait aller jusqu'à demain, rarement après. L'urgence du petit présent s'empressait de la rattraper par le bas de la jupe. C'est qu'elle avait grandi forgée par la conviction qu'il fallait arroser de rire et de vie les jourd'hui pour entendre les lendemains qui chantent. Il n'y avait donc pas trop à s'en soucier, tant que le jourd'hui vibrait. Et c'est à cela qu'elle s'employait. Son jourd'hui et celui de ses petits.

E.lle

Elle est verte, elle est bleue, elle est chagrin. Elle essaye un nouveau costume chaque matin.
Elle attend, elle prétend, elle fait semblant.
Elle pose, elle plante, elle gratouille, elle chatouille. Elle essaye.
Elle sourit, elle grimace, elle éclate de rire devant sa glace.
Elle prend une brosse, un micro, elle yeux-de-biche et tourne sa mèche.
Elle se regarde, elle se demande.
Elle se trouve belle la nuit. Elle ne se retrouve pas le matin dans son miroir menteur.

D.uchesse

Duchesse en sa citadelle
Du haut de sa tourelle elle voit
Au loin
Son Chevalier fou qui guerroie
Cheveux au vent,
Contre le vent, contre le temps.

Elle voit
En son donjon
Sa princesse nattée, muette et murée
Qui attend
Son prince charmant.

Elle scrute les auspices
Et connaît d'autres horizons,
Ceux vers lesquels se tournent leurs demains.
Elle sait, et nul ne l'entend.
Elle tait ce qu'elle sait, et elle attend.
Qu'il ait fini de guerroyer,
Qu'elle détresse sa natte,
Qu'ils soient prêts.
Prêts
Pour reprendre la route ensemble
Pour peu que le sable d'ici là n'ait pas usé sa citadelle.

F.leur-de-Bitume

Fleur-de-Bitume est embêtée, elle a perdu son soulier.
Elle est Sioux de pavé, et ne sort qu'à la nuit tombée, dans le gris des chats du soir.
Elle est petite souris qui trotte menu pour qui n'y prend garde, elle est princesse au pied de vair pour qui sait la regarder.
Ce soir-là, c'était presque l'été. On dansait dans l'underground d'un caniveau pas trop loin. Elle avait dodeliné sur les premiers airs de bandonéon, puis enfilé ses souliers qui aussitôt avaient  tracé la route, au son des flonflons. Elle avait ri et virevolté.
Comment s'était-elle retrouvée là, déjà, assise sur son bout de trottoir, la mémoire en pétard ? Par quelle bourrasque ?
Et son soulier, où était-il passé ? Lui qui connaît la route pour rentrer. Elle entendait parler de mer en bocal, d'univers sur des étagères, de petites collections qui font de grandes passions. Elle devinait les murs à escalader et se demandait si elle arriverait à se hisser jusqu'après le premier muret. Pourvu qu'ils laissent la fenêtre ouverte.
A moins qu'elle n'aille pieds nus, tâter de l'orteil d'autres aventures. A moins qu'elle ne laisse son soulier à son voyage...

G.inette

A la nuit, MéMé mugit. Elle avait mal au poitrail.
Au matin, elle voulut sortir d'autres clameurs de sa douleur.
Toutes étincelles allumées, elle enfourcha sa bicyclette, son fidèle destrier.
MéMé Ginette file plus vite que le temps. MéMé Ginette a folle allure, a belle allure, a fière allure.
MéMé Ginette sur sa bicyclette fait la nique à son chemin, l'escarpé qui lui tendait la main en même temps qu'il lui crochait le pied.
MéMé Ginette pourfend le mauvais vent et les sens contraires.
MéMé Ginette a plus d'une galipette dans son sac.
Et hop, en équilibre sur un pied, et hop, les doigts en pied-de-nez, et hop, retournement, arrimage !
MéMé Ginette, go !

La Tortueuse

Elle est belle, elle est fine, elle est grande.
Et pourtant elle est grimaçante. Les expressions s'enchaînent sur son visage mobile, aucune ne s'y attarde, jalouse ou peureuse, donnant à sa bouche tordue une collection de rictus hasardeux.
Elle a peur, elle a mal, ça tressaille, ça rebondit et ça fuit. Ça s'échappe de partout. Elle ne le sait pas, elle croit qu'elle a bien fermé le verrou. Mais ça s'échappe de partout. De la démarche mal assurée au pied systématiquement posé de travers ; du regard, petit, qui s'enfuit par en dessous sans jamais se fixer à la frange touffue, organisée, épaisse, rempart, qui ne tombe pas sur les yeux mais on dirait. Parce que l'épaule est ronde et rentrée, pour (se) taire (de) quelques centimètres...
Ses contorsions me donnent le mal-de-cœur.

Lili O.

Lili O. de son petit pas léger s'en est allée...
Elle a relevé ses jupons, enjambé le petit pont, elle a jeté un dernier regard en arrière -l'avez-vous vu, il était pour nous- et d'un battement de cils elle s'est évaporée.
Lili O. de son petit pas léger s'en est allée taquiner d'autres plumes.
Lili, je l'ai rencontrée un jour d'automne. Elle m'a laissé m'approcher, un peu, puis plus près.
Depuis qu'elle est née, Lili a le regard haut. Haut, O, comme le dessin que lui trace l'émerveillement dans le fond de l'œil. O, comme la rondeur de son œil plein d'étonnement.
Quand elle était adO, Lili a eu peur si souvent de voir sa vie se fâner. C'est qu'il y a parfois de méchantes herbes qui vous pourrissent la floraison.
Sans béquille et sans tuteur, Lili petit à petit s'est hissée à la hauteur des grandeurs qui lui faisaient envie.
Elle ne le sait pas toujours. Pourtant elle pourrait donner le vertige.
Ce n'était pas une mince affaire. Il fallait passer les ronces, sans lâcher ses Petits Poucets, il fallait une coupe franche dans les racines sans perdre les cailloux blancs, en ramasser d'autres encore, et agrandir sa poche.
Ça ne lui a pas fait peur. Lili l'aérienne peut être guerrière, les deux pieds dans la terre, ou coureuse de triathlon.
Et puis la vie l'a rattrapée, Lili. Elle devait en avoir marre de se faire distancer, la vie. Elle l'a prise par la taille, l'a fait sauter en l'air, l'a serrée fort. L'a aimée. Et l'aime encore.
Lili chrysalide, en haut de sa tige, se laisse bercer par le vent. Elle rêve et dodeline et peaufine doucement son cocon à plusieurs. Elle tisse avec savoir-être la plus jolie des matières pour un nouvel envol.
Hop, elle a filé. (et je crois bien qu'elle a des bouts de moi dans ses filets...)

M.iette

Miette au bord du ravin regardait s’effriter ses chagrins.
Ce matin elle allait bien.
Très tôt, de ses petits pieds froids sur le parquet grinçant, elle avait traversé le vestibule jusqu’au placard. Elle y avait rangé la sorcière. Elle n’en avait plus besoin. Elle n’aurait plus peur.
Dans la salle de bains, elle s’était approchée de l’armoire aux mille tiroirs. Elle avait retiré sa peau de chagrin et s’était choisi avec attention et volonté une nouvelle peau du petit matin. Une petite peau de nouveau matin, fraîche comme la rosée, encore un peu humide, comme ses yeux pas tout à fait secs encore. 

*** 

Elle s’était approchée tellement près de la vie qu’elle avait pu la toucher du doigt. Du bout du doigt. Elle en avait suivi les contours, elle en avait même happé un bout. C’était fondant comme de la barbe-à-papa, un peu trop sucré et presque trop rose. Mais qui réclame qu’on goûte encore. Pour être sûr. De ne pas aimer ou d’aimer ça. 

*** 

Elle a délacé ses godillots crottés, elle a retiré ses chaussettes trouées, elle a laissé respirer ses doigts de pied. Ils ont humé l’air, cligné de l’œil, ravis.
Derrière ses chevilles deux petites ailes se sont défroissées.
Miette a survolé le ravin. Adieux crocodiles, tarentules ennemies, bêtes féroces et requins. 

***

S.ally

Sally dit :
"Je suis triste, je boude. Je me suis laissé pousser la susceptibilité comme d'autres la moustache et me voilà bien mal barrée. Je ne sais pas ramer en arrière, je ne sais pas comment faire pour rebrousser mon chemin, ni mon poil, que j'ai d'ailleurs fort mauvais ce matin !
Je me suis laissé pousser la susceptibilité, il faudrait me la raser, il me faudrait un bon coiffeur. Mais je ne vais plus chez le coiffeur. A chaque fois il me vexe...
"

T.riste

Elle s'appelle Triste, elle a le visage en forme de larmes. Elle fait des ravages, elle déchaîne les tempêtes.
Elle avance hagarde sur un drôle de fil. Son regard se perd sur une idée au loin, une obsession. Elle n'a qu'une idée en tête, une idée qui la meut, une idée qui l'articule, mais elle ne sait plus laquelle. Elle sait qu'elle est au loin, devant. Elle sait qu'elle la retrouvera si elle marche tout droit.
Alors elle se lève, mécanique, et elle avance. Elle ne quitte pas son horizon des yeux, elle lui compte les rayures, et recompte les rayures, au rythme de ses pas. Elle compte pour occuper l'espace laissé vacant par les brumes de son idée dissipée.
Cette idée, une certaine idée du bonheur.

G.eorgina

Georgina est fille de Georges et de Georgette.
Dans la famille des Georges, on est fille... de mère en fille.
Georgina est fille donc.
Fille à jupes et jupons, fille à chiffons et dentelles, malgré elle. Quand on est petit, on enfile ce qu'on vous pose sur la tête, on goûte au déguisement. Fille donc.
Fille à petits pas sur le gravier, mais pas trop vite tu pourrais te blesser ; fille à saute-marelle, mais ne ricoche donc pas ainsi sur les rochers, chez une demoiselle ça ne se fait pas. Fille à corde à sauter, puis femme à corde à linge ; fille à poupons et poupées, puis femme de maisonnée.
Fille à plumer la volaille mais à garder la peau douce.
Fille à soupirer. Mais ne nous méprenons pas, ce n'est pas après ses soupirants qu'elle soupire...
Georgina n'aime ni la volaille, ni les colifichets, elle se fiche bien d'avoir la peau douce si elle ne peut rien effleurer.
Georgina rêve de batailles, de mots ou de cerveaux, de joutes verbales, de démonstrations colossales et d'oraisons enflammées. Georgina voudrait être fille d'esprit ou femme de lettres. Fille de cuisine peut-être, mais fille savante. Femme vivante.
Elle écosse les petits pois et rêve de pomme qui tomberait plus bas, d'œuf qui ne roulerait pas, de triangles de guingois.
Elle sert le thé dans la porcelaine de famille, et redistribue en silence les rôles : la théière sera reine de cœur, le pot à lait sera lapin, ... Elle est Alice et rejoue à sa façon Perette et son pot au lait.
Dans le fond de son assiette, elle relativise toutes les théories.
Georgina se demande si elle sera femme à pois ou à rayures. Georgina se rêve fille à bretelles, fille à galoches. Elle sera femme à barbe et n'aura pas peur d'emprunter les sentiers crottés. Georgina veut de la vie et tant pis si ça salit.
Georgina assise dans son fauteuil laisse son regard s'évader au loin, baluchon sur l'épaule. Elle est misérable, elle est sans famille. Elle part pour quatre-vingts jours, elle part sous la mer, elle part au centre de la Terre.
Elle explore son univers et se fabrique des constellations avec des confettis.
Elle reviendra plus grande, vieillie et marquée. Elle reviendra vivante avec au creux de la pupille l'étincelle de ceux qui connaissent les secrets.

F.auvette

Fauvette était oiselle-tigre, mais elle avait de petites frilosités.
Fauvette à la plume rayée s'enfuyait.
C'était décidé, elle troquait le froid de ses toits hivernaux et immobiles pour d'autres clémences. Elle irait là où le monde bouge sans cesse et sans peur du mouvement. Elle ne savait pas à quoi cela pouvait ressembler, mais certainement elle le reconnaîtrait.
Elle partait bille en tête, à tire d'aile.

A.louette

Alouette a la tête à l'envers, c'est pour ne pas voir ce qui se trame après l'hiver.
Alouette a le regard vers hier, à scruter la poussière.
Alouette a la tête dans les pieds, elle ne fait que trébucher. Alouette se laisse plumer, parce que ça, elle sait.
Alouette chante tout bas quand elle est sûre qu'on ne l'entend pas.
Alouette a peur de déplaire, elle a encore plus peur de plaire.
Alouette voudrait être girouette, mais cachée au ras du sol, elle ne prend pas le vent. Alouette respire bas. C'est pour éviter le vertige et la tête qui tourne.
(...)